Pages

Qui a vu la Senne?

Elle passait pourtant ici
Aux jours crénelés du temps d'avant

Qui se souvient de ses serpents
Se faufilant dans les ruelles

De son mariage avec Bruxelles
A part quelques photos jaunies?

Bruxelles qu'a tu fait de ton sang
Chaud et vivant qui espionnait

Tes vieux pavés et tes rues basses
Et te donnait en moins nanti

Cet air de Bruges? Qu'as tu fait
Des humeurs noires qui dissolvaient 

Au soir les âmes et les pignons 
Dans des brumes atemporelles?

A tes odeurs fades et lasses
A tes méandres médiévaux

Tu préféras la lumière droite
Des grands boulevards. Et c'est Paris

Qui fut ton maître et ton bourreau
Là où ton coeur battait encore

Là où zigzagait ta rivière
Tu tranchas tes veines explosèrent

Et la mère de ton industrie 
Vola honteuse au caniveau

Aujourd'hui seul survivant 
De tes artères ton îlot erre 

Et flaire dans le cul de ses impasses
Le lent murmure de ses eaux

Dans l'ombre étroite de sa misère
Sous ses pavés un peu crasse

Il cherche les traces de son ruisseau 
Comme un vieil hère qui crève de soif


Cathy De Plée - Décembre 2018

Les esclaves

Ils sont vissés sur leur chaise à  roulettes
Qui roule si peu: du bureau au tiroir.
Toute leur journée s'accomplit dans leur tête
Aux grands yeux maquillés de cernes noirs

Les épaules meurtries de ne rien porter
Ils sont tout crispés devant leurs mains vides
Qui palpent frénétiquement ce clavier
Responsable de leur labeur insipide

Du matin au soir ils comblent hypocrites
Des tâches colossales qu'ils sont seuls à voir
Tâches perverses qui s'effacent en un clic
Et auxquelles pend leur vie de jeunes vieillards

Oh ils travaillent dans un grand silence
Chargé d'ondes et de soupirs électriques
Qui traversent leurs corps en mode absence
Disparus dans le réseau numérique

Mais ce qui les tue surtout à  petit feu
Ou à grand fracas quand soudain ils craquent
C'est la lassitude de leurs pauvres yeux
Gavant de riens leur têtes insomniaques

C'est l'ennui déguisé en surmenage
D'un travail kilométrique et sans but
Qui décolore et fane leurs longs visages
Résignés à  introvertir la lutte

Esclaves nantis de nos temps modernes
Enchaînés sans fils à leurs écrans plats
On leur a tellement mis la vie en berne
Qu'ils sont même contents d'être arrivés là 

Car ils en ont ingurgité des tonnes
De pixels et de programmes monstrueux
Pour l'avoir cette place de vie de somme
Où ils s'acharnent à  faire de leur mieux

Ils sont vissés sur leur chaise à  roulettes
Qui roule si peu: du bureau au tiroir
Toute leur vie s'est accomplie dans leur tête
Et dans l'abyme grandiose d'un écran noir

Cathy De Plée - avril 2016